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H-France Review

H-France Review Vol. 7 (August 2007), No. 95

Jonathan Dewald, Lost Worlds: The Emergence of French Social History, 1815-1970. University Park (PA): Pennsylvania University Press, 2006, XI-246 pp. Notes, bibliography, and index. $50.00 (hb). ISBN 0-271-02890-4.

Compte-rendu par Christophe Charle, Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne, IHMC (CNRS/ENS).


Cet ouvrage propose une relecture du récit classique de l’émergence de l’histoire sociale comme nouvelle pratique historique dans l’historiographie contemporaine, résumée par la notion “d’école des Annales”. Le projet est ambitieux et répond à un souci de remettre en cause l’idée classique d’une rupture entre l’histoire du XIXe siècle et celle incarnée par les Annales d’histoire économique et sociale. Pour le mettre en oeuvre, l’auteur a préféré recourir à une série de monographies fouillées plutôt qu’à un récit classique continu. L’ouvrage est divisé en sept chapitres traitant du groupe des écrivains autour de Sainte-Beuve rassemblés dans le dîner Magny (chapitre 1), des débats sur l’interprétation du XVIIe siècle au XIXe siècle (chapitre 2), du sens de l’ouvrage de Sainte-Beuve, Port-Royal (chapitre 3), de la vision du passé chez Lucien Febvre (chapitre 4), des premiers historiens de la vie privée (chapitre 5), de l’interprétation du rôle de la noblesse dans l’histoire française (chapitre 6), des divergences entre historiens allemands et français sur le sens de l’histoire de la société rurale dans leur pays des années 1930 aux années 1960 (chapitre 7).

Cette approche discontinue s’explique par l’origine de certains de ces textes publiés d’abord sous forme d’articles dans des revues ou des volumes collectifs. C’est évidemment l’une des faiblesses du propos puisque le choix des exemples analysés en détail paraît, à la réflexion, un peu arbitraire. Pourquoi évoquer en détail Sainte-Beuve et Taine et leurs amis et ne pas mentionner Michelet plus sérieusement dont l’influence sur Lucien Febvre est bien connue et le rôle public tout aussi important à l’époque (une trop brève allusion y est faite dans la conclusion p. 213-14 ou dans le premier chapitre) ? Pourquoi comparer l’histoire sociale rurale allemande et l’histoire sociale rurale française, comme dans le dernier chapitre, sans évoquer l’histoire rurale de l’autre grand pays sur lequel Marc Bloch, par exemple, a réfléchi, l’Angleterre ? Pourquoi centrer le propos principalement sur Bloch et Febvre et ne jamais évoquer un historien qui a formé la principale génération d’historiens sociaux du XXe siècle, Ernest Labrousse? [1]

Malgré ces choix discutables, il est indéniable que Jonathan Dewald propose des interprétations nouvelles et intéressantes des thèmes et des auteurs qu’il évoque. Il souligne à juste titre que l’histoire de l’historiographie ne doit pas, surtout en France, se limiter aux historiens universitaires mais inclure un certain nombre d’écrivains de l’histoire qui influençaient, au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle, le public et les historiens académiques et proposaient parfois des pistes de recherche ou des interprétations de source plus originales que les historiens officiels. De même, il critique avec efficacité la rhétorique de “l’innovation” et de “la vie” par laquelle les fondateurs des Annales et leurs successeurs ont su mettre en valeur leur originalité alors que, souvent, ils s’appuyaient, sans le dire, sur des thèmes et des approches empruntés à leurs prédécesseurs auxquels ils oubliaient de rendre hommage. Dewald souligne également à juste titre les limites des interprétations de Lucien Febvre quand ce dernier emprunte le concept de mentalité à Lucien Lévy-Bruhl pour marquer la spécificité du XVIe siècle ou le schématisme binaire (moderne/prémoderne, civilisé/non civilisé) qui charpente ses vues globales de l’histoire récente dans certains des éditoriaux des Annales (“A nos lecteurs, à nos amis” dans le n°1 de 1946, par exemple, évoqué, pp. 116-117).

Les aspects les moins satisfaisants de l’ouvrage concernent les réinterprétations qu’il propose des auteurs du XIXe siècle dont Dewald surévalue, à mon avis, le rôle de précurseurs de l’histoire sociale contemporaine. Les mises en contexte sont souvent un peu schématiques et l’utilisation de citations de périodes très différentes conduit à des surinterprétations qui surestiment leur caractère novateur. Ce que Dewald dit de Sainte-Beuve, de Taine, des Goncourt ou d’auteurs plus oubliés, comme Alfred Franklin, pourrait se dire de bien d’autres auteurs qui ont réfléchi sur l’histoire de France ou sur l’évolution de la société française au même moment. Ces interrogations--si l’on met à part le talent d’écriture et l’audience inégale des uns et des autres--sont des questions que se posent presque tous ceux qui écrivent au lendemain de la Révolution française : bien d’autres écrivains ou écrivains historiques cherchaient à résoudre cette énigme du changement social, de ses ressorts et de ses modalités particulières dans la France de leur temps. Qu’ils posent ces questions n’implique pas pour autant qu’ils aient véritablement fondé une nouvelle pratique de l’histoire. L’utilisation ostentatoire de nouvelles sources (tirées des archives publiques ou privées) par Taine, les Goncourt, etc., ne suffit pas pour en faire les équivalents des historiens sociaux du XXe siècle puisque la notion d’histoire sérielle ou la construction d’une source comme sociale n’existe pas chez eux. On reste le plus souvent dans l’ordre du récit et de l’exemple non contrôlé. Si l’on ne fait pas cette différence, on devrait inclure également parmi les précurseurs de l’histoire sociale certains romanciers majeurs (Stendhal, Balzac, Hugo, Sue, Flaubert, Zola, etc.) qui se voulaient les historiens de la société de leur temps et menaient des enquêtes préalables autant ou aussi peu scientifiques que les auteurs sur lesquels Dewald met l’accent. Les critiques d’Aulard sur la méthode historique de Taine restent pertinentes et Dewald ne tient nullement compte des critiques des schèmes interprétatifs de cet auteur par des générations de commentateurs, oubliés dans son analyse et sa bibliographie, au profit de tous ceux qui ont rendu hommage au philosophe de l’Intelligence, ce qui donne une vue biaisée de son influence.

Cette obsession de la perte du fil des temps et de la rupture entre époques (d’où la difficulté à les restituer sans un effort spécifique d’empathie et de psychologie historique) où Dewald voit l’indice de leur modernité historique est un topos de toute la vision historique des intellectuels du XIXe siècle. Les habitués du “dîner Magny” l’expriment peut-être avec encore plus de force parce qu’ils réfléchissent à partir non pas d’une seule rupture (la Révolution française) mais de trois ou quatre qu’ils ont traversées en témoins presque directs : juillet 1830, février 1848, juin 1848, 1851 et, pour certains, 1870-71. En revanche, l’insistance sur leur “unusually willing to see valid ethical and cognitive systems in societies that were not their own” (p. 53) me paraît une image très enjolivée, d’autant que Dewald reconnaît lui-même la force chez eux de certains préjugés sociaux et raciaux menant à une vision stéréotypée ou conventionnelle. De même l’analyse des différents débats qui opposent historiens et intellectuels à propos du XVIIe siècle paraît bien superficielle. Ne pas voir que l’anticlassicisme de Taine est d’abord une réponse à la culture universitaire étroite de son temps fondée sur le culte des classiques qui l’a obligé à changer de carrière, c’est réduire à une pure histoire des idées, un combat qui met en jeu l’identité sociale elle-même de celui-ci. [2] Inversement, les visions positives du XVIIe siècle privilégient les tendances non conformes et progressistes de ce siècle en tant qu’elles annoncent les Lumières ne sauraient être confondues avec l’éloge du classicisme par l’extrême droite à la fin du siècle en tant que culte de l’ordre et de l’ancienne monarchie contre la République parlementaire.

Les chapitres 5, 6 et 7, qui se limitent à des thèmes plus étroits et sont plus descriptifs, encourent moins les reproches précédents. Ils concluent à l’enfermement des historiens les plus récents dans des thématiques en fait fort anciennes et non remises en cause : ainsi le thème de la décadence de la noblesse, critiqué seulement à partir des années 1980, est un topos tiré de toute la littérature historique du XIXe siècle et repris sans critique par les historiens universitaires de gauche comme de droite pendant une partie du XXe siècle. De même, leur vision pessimiste de la paysannerie sous l’Ancien Régime est le produit de la perspective téléologique bâtie par les historiens favorables à la Révolution. Elle contraste avec l’image positive de la paysannerie allemande d’Ancien Régime proposée par l’historiographie germanique du premier XXe siècle, souvent avec des arrière pensées conservatrices voire réactionnaires.

Au total, cet ouvrage pose des questions nouvelles à l’histoire de l’historiographie et propose des interprétations dérangeantes de la vulgate, mais, trop souvent, il y apporte des réponses incomplètes ou anachroniques faute des approfondissements nécessaires de chaque étude de cas.


NOTES

[1] Voir l’ouvrage de Maria Novella Borghetti, L’oeuvre d’Ernest Labrousse. Genèse d’un modèle d’histoire économique (Paris: Editions de l’EHESS, 2005) et Christophe Charle, “Macro-histoire sociale et micro-histoire sociale. Quelques réflexions sur l'évolution des méthodes en histoire sociale depuis dix ans”, in Christophe Charle, ed., Histoire sociale, histoire globale (Paris: Editions de la maison des sciences de l’homme, 1993), 45-57.

[2] Voir Christophe Charle, “La magistrature intellectuelle de Taine” in Christophe Charle, Paris fin de siècle, culture et politique (Paris: Le Seuil, 1998), 97-123.


Christophe Charle
Université de Paris-1-Panthéon-Sorbonne, IHMC (CNRS/ENS), Paris France
Christophe.charle@ens.fr


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H-France Review Vol. 7 (August 2007), No. 95

ISSN 1553-9172


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