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H-France Review

H-France Review Vol. 7 (July 2007), No. 90

Diana Donald and Frank O’Gorman, Eds., Ordering the World in the Eighteenth Century. London: Palgrave Macmillan, 2006. 251 pp. Illustrations and index. $69.95 U.S., 52.00 U.K. (cl). ISBN 1-403-93820-2.

Compte-rendu par Jacques Guilhaumou, CNRS, ENS/LSH Lyon.


Le concept d’ordre, ou du moins ses diverses expressions prises dans le contexte de l’Europe des Lumières, est classiquement rapporté à la distinction entre l’ordre divin et l’ordre rationnel, l’ordre privé et l’ordre public, sous couvert d’un ordre scientifique unitaire dressé contre les préjugés et les croyances irrationnels par les penseurs du dix-huitième siècle. Ainsi que le souligne Diana Donald dans son introduction, en promouvant de la diversité, de l’hétérogénéité, du conflit, voire de l’inconsistance dans des ordres aussi divers que ceux de la politique, de l’économie, de l’esthétique, de la philosophie, de la théorie sociale et des sciences naturelles en Angleterre et en France, les auteurs de cet ouvrage réintroduisent, avec force d’arguments avancés et de textes imprimés cités, la subjection naturelle dans la grande chaîne des êtres et la quête du meilleur des mondes possibles sous la dépendance divine. Ils en viennent ainsi à valoriser la diversité des croyances et des événements en se mettant à distance de « l’entreprise abstraite » de réduction des faits par l’esprit, bref de la démarche analytique des Encyclopédistes assimilée de manière quelque peu succincte à la recherche d’une rationalisation systématique et d’un ordre taxinomique.

Il est donc logique que le principal représentant du courant révisionniste en histoire politique et sociale de l’Angleterre au dix-huitième siècle, J. C. D. Clark, occupe une place centrale dans cet ouvrage.[1] Cet historien privilégie, sur la base de sources imprimées, les zones d’évidence et de croyance construites à partir de l’affirmation de la volonté divine. Il peut ainsi montrer l’ampleur du discours sur la providence, les miracles et la prédestination dans les commentaires des événements politiques par les contemporains, en renfort de sa thèse sur la persistance de l’ancien régime qui démonétise la vision « whiggish » d’une monarchie parlementaire anticipatrice de la liberté moderne.

Faut-il alors considérer que l’ordre au dix-huitième siècle est un ordre stable au plan politique, et de surcroît justifié par une fixité prédéterminée de la nature et une présence proche de la raison divine? Retenons surtout que l’argument ainsi avancé permet d’affirmer que la hiérarchie sociale de la grandeur introduit de la compétition et de la distinction là où l’on voyait usuellement un échange réciproque d’opinions sur un modèle habermassien devenu obsolète à ne plus le citer. Porté à l’extrême, cet argument privilégie la conception d’un monde ordonné selon une hiérarchie essentialiste, y compris dans ses « nouvelles » formes de rationalité. Ainsi en est-il de la vision de l’ordonnancement humain au sein du champ esthétique en Angleterre et en France dans les contributions de Diana Donald, en introduction, et de Barbara Anderman. Une hiérarchie « noble » des genres s’impose : l’idéalisation et l’atemporalité des figures, avec le portrait en premier plan, occupent le devant de la scène.

Même le champ scientifique, si propice usuellement à la diffusion de la rationalité des Lumières, n’échappe pas à l’argument d’une consistance rapportée à la prédétermination naturelle contre l’idée d’une taxinomie basée sur une systématisation rationnelle, au point même de pouvoir affirmer le fait de l’inconsistance dans la part subjective de la manière d’être de tel ou tel auteur, et en conséquence de ses choix « scientifiques ». Le premier concerné est George Berkeley dont Costica Bradatan montre qu’il utilise des notions et des idées prises à l’alchimie là où on attend un discours analytique : le principe de l’ordre, inscrit dans la topique de la chaîne des êtres, est pris dans les rênes de la religion, du mysticisme, de la théologie et de l’alchimie. De même, Jonathan Simon montre que le fait de collecter « scientifiquement » des minéraux relève en théorie de la recherche d’une classification rigoureuse et systématique, mais se traduit en pratique par l’introduction, dans les cabinets d’histoire naturelle, de pièces purement esthétiques, choisies au gré du goût du naturaliste, donc sans aucune valeur taxinomique.

L’ordre encyclopédique lui-même, symbole de la rationalité des Lumières, en ressort, sous la plume de David Adams, singulièrement défait. Le sort qu’il réserve au Système figuré des connaissances humaines, réduit dans la reproduction proposée pages 192-193 à la seconde version de 1751, en tant qu’élément central de la structure encyclopédique de la connaissance est très révélateur d’un révisionnisme modernisé. Cet historien en vient à considérer que ce texte de référence pour la compréhension usuelle de l’idéologie des Lumières n’est en fait qu’un simple « tract », sans visée épistémologique, donc plutôt contingent, inconsistant et polémique, tout particulièrement en comparaison avec les idées de Diderot qu’il connaît bien pour les avoir étudiées avec minutie dans ses travaux antérieurs. Judith Hawley enfonce le clou, si l’on peut dire, lorsqu’elle affirme, à la fin de son étude sur l’encyclopédisme britannique après la Révolution française, qu’il convient plus de considérer, certes au début du dix-neuvième siècle, un monde d’experts, sans intérêt majeur pour l’unité des arts et des sciences, qu’une République des lettres désormais obsolète.

Pour nous en tenir au débat sur l’ordre encyclopédique, nous opposons volontiers à cette approche révisionniste de l’ordonnancement du savoir scientifique au dix-huitième siècle la façon dont Martine Groult présente la question dans l’ouvrage publié sous sa direction et intitulé L’Encyclopédie ou la création des disciplines.[2] Reproduisant, dès les premières pages de cet ouvrage, le Système figuré des connaissances humaines dans ses deux versions, donc édité d’abord dans le Prospectus de Diderot en 1750, puis repris, avec des modifications dans le tome 1 de l’Encyclopédie en 1751, Martine Groult met en évidence la structure disciplinaire diversifiée dans laquelle cet ouvrage collectif nous fait évoluer. De la figure à la définition, le mot discipline prend, sous la plume de Diderot, l’allure suivante : « (un) point de réunion auquel on a rapporté les observations qu’on avait faites, pour en former un système de règles et d’instruments, et de règles tendant à un même but [...] voilà ce que c’est que discipline en général » (Encyclopédie, t.1, p. 713b). Ainsi il convient, comme le souligne Martine Groult, que « chaque discipline soit représentée par les éléments qui la constituent et soit définie par le procédé de la liaison de ces éléments entre eux » (p. 2).

Il s’agit alors, au plus loin de toute spécialisation disciplinaire, de privilégier l’excellence de l’analyse. L’expérience de la pluralité des objets est d’abord introduite, par induction, au cœur même d’une métaphysique non-substantialiste, c’est-à-dire située au plus près de l’entendement humain : elle est ainsi restreinte aux opérations de l’esprit humain, selon une description de la chaîne naturelle des événements qui procède de principes communs aux disciplines du savoir. Le souci méthodologique propre à l’ordre encyclopédique--créer artificiellement des descriptions disciplinaires--procède ainsi tout à la fois d’un ordre métaphysique, qui rend compte des opérations logico-naturelles de l’entendement, et d’un ordre généalogique, qui nous fait connaître l’histoire des découvertes du savoir. Cette démarche foncièrement analytique peut alors aboutir à un ordre anthropologique, voire à un ordre historique distincts. En conséquence, « Il y a l’affirmation selon laquelle la classification introduit une méthode qui place les matières selon un ordre dont l’homme produit la démonstration du sens » (préface, p.3). L’ordre est désormais premier sur la matière : il s’inscrit dans la continuité du naturel à l’artificiel, il positionne l’homme et ses principes dans un centre commun d’où part tout point de vue sur la connaissance humaine.

C’est ce point de vue sur un « cercle encyclopédique » foncièrement unitaire et analytique dans l’ordre épistémologique, tel que Martine Groult nous le présente, que les auteurs anglais révisent : ainsi le propos encyclopédique est qualifié, sous leur plume, d’elliptique, d’inconsistant, d’incohérent, et à vrai dire d’orthodoxe, ce qui permet d’aller jusqu’à dresser, pour une part des auteurs, le bilan de l’échec des Lumières en matière de rupture avec l’ancien régime.

Par ailleurs, le positionnement critique de ces auteurs, dans leurs études empiriques, n’est pas dénué, loin de là, d’apports méthodologiques. Frank O’Gorman précise ainsi qu’il s’agit de considérer comme anachronique et ahistorique l’approche du siècle des Lumières en terme d’anticipation, tout particulièrement dans le champ politique, et donc qu’il convient de privilégier ce qui se dit dans les termes de l’époque, donc ce que disent les auteurs convoqués en nombre. Cet historien peut alors affirmer de manière quelque peu péremptoire « Contemporaries, indeed, did not regard their political arrangements as anticipation of anything in the future. To them, political events often appeared disconcerting and sometimes even dangerously uncontrollable » (p. 83).

La modernisation de la position révisionniste procède ici du « tournant linguistique », si prégnant depuis les années 1990, et conçu présentement sous l’injonction « It must be presented in its own terms ». En négatif, cette approche « linguistique » élude ce qui, dans une histoire langagière des concepts, procède de la mise en valeur de la pensée en devenir et du potentiel d’émancipation des sujets politiques de la langue, comme nous nous efforçons de le montrer dans notre récent ouvrage sur Discours et événement.[3] En positif, elle permet de prendre ses distances avec un révisionnisme originaire soucieux de substituer à l’unité anticipatrice des Lumières l’unité hiérarchique de l’ancien régime dans la compréhension de l’ordre socio-politique au dix-huitième siècle. Il s’agit alors de mettre désormais l’accent sur la variété des doctrines et des ordonnancements, sur leur vulnérabilité face aux faits et aux événements, sur l’ampleur des conflits et donc de contester l’existence d’un ordre stable.

L’intervention de Frank O’Gorman sur l’ordre politique anglais entre 1660 et 1832 dans le présent ouvrage, en regard d’une telle méthode, permet ainsi d’apporter un important correctif à l’approche de Jonathan Clarke. En analysant les divers cycles de rébellion, associés à d’autres difficultés socio-politiques, cet auteur met donc sérieusement à mal la thèse de la stabilité de l’ordre politique de « l’ancien régime » anglais, sans en contester l’existence. L’argument n’est donc plus celui de la stabilité, garantie par l’imposition de la hiérarchie, mais a contrario de l’instabilité politique au titre des crises répétées de légitimation. O’Gorman est convaincant lorsqu’il souligne l’importance de la participation populaire par contraste avec l’accent mis, par les autres auteurs, sur la production des élites. Cependant, il se garde là encore de toute avancée en matière d’anticipation, soulignant donc le poids persistant de la religion, ce qui lui permet d’évaluer les manifestations du sentiment national en terme d’enthousiasme religieux, et de rester ainsi dans un cadre d’ancien régime.

A vrai dire, l’intervention la plus problématique sur l’apport et les limites d’une conception jugée dominante du sens hiérarchique de l’ordre dans les sociétés anglaises et française du dix-huitième siècle nous semble être celle de Rosemary Sweet sur « The Ordering of Family and Gender in the Age of the Enlightenment ». En historienne du genre, elle prend d’abord acte du caractère peu adapté à la compréhension d’une pluralité de modèles familiaux de la conception proposée par Lawrence Stone d’une famille nucléaire évoluant de plus en plus dans le cadre rationnel de la séparation entre le privé et le public et d’un individualisme grandissant.[4] Elle en vient alors à s’interroger sur l’existence réelle ou fictive d’une famille nucléaire moderne. Et là prend de nouveau place dans le propos de l’ouvrage des considérations sur une hiérarchie affirmée en termes de lignage, de supériorité et de vertu héréditaire, de conservation de l’histoire familiale. Dans le même temps, l’idée de séparation du public et du privé se brise sur le rôle que jouent les femmes de l’élite propriétaire en matière d’information politique, y compris dans les campagnes électorales, au point même d’attirer le scandale par leur comportement corrompu dans la défense de leurs intérêts personnels. Enfin l’urbanisation n’a pas vraiment disloqué, fragmenté la famille. Bien au contraire l’auteure insiste sur la perpétuation de la famille et l’intégration dans la communauté dans le cadre de la montée du capitalisme.

Dans le cas présent, l’avantage de mettre l’accent sur un sens de l’ordre familial hors du cadre rationnel masculin est d’en finir avec l’argument dévalorisant de la femme irrationnelle, émotive. En récusant l’idée de sphères séparées, en mettant l’accent sur la continuité héréditaire, le sens du lignage et de l’histoire familiale, il est désormais possible d’associer la complexité des liens familiaux à l’influence féminine, sans pour autant nier la domination masculine. Nous touchons ici à toute la complexité d’une construction de l’histoire en termes de masculinité et de féminité dans la mesure où elle récuse toute approche statique au titre des modulations constantes de l’identité de genre, sous la forme présente des relations de genre au sein de la famille. Il s’agit alors de considérer l’argument classique, présentement la famille nucléaire, comme un idéal-type dans sa confrontation avec la diversité des relations de genre, et non d’en faire un argument obsolète tombé sous les coups du révisionnisme. Ainsi l’histoire du genre prouve une fois de plus sa capacité à outrepasser les tenants et les aboutissants d’une démarche historiographique prise dans des querelles idéologiques. Mieux encore, elle permet d’éviter les simplifications d’une histoire déceptive soucieuse de révoquer les idéaux des lumières en matière d’analyse historique. Nous terminerons donc sur cette touche positive, en dépit de notre forte réserve sur la démarche « critique » des auteurs de cet ouvrage.

LIST OF ESSAYS

  • Diana Donald, « Introduction : Concepts of Order in the Eighteenth Century, Their Scope and Their Frailties »

Part One : The Ordering of the World and of Human Affairs

  • J. C. D. Clark, « Providence, Predestination, and Progress : Did the Enlightenment Fail »

  • Costica Bradatan, « ‘One Is All, and All Is One’ : The Great Chain of Being in Berkeley’s Siris »

  • Frank O’Gorman, « Ordering the Political World : The Pattern of Politics in Eighteenth-century Britain »

  • Rosemary Sweet, « The Ordering of Family and Gender in the Age of Enlightenment »

Part Two : The Ordering of Knowledge : Bridging Nature and Culture

  • Barbara Anderman, « Félibien and the Circle of Colbert : A Re-evaulation of the Hierarchy of Genres »

  • Jonathan Simon, « The Values of the Mineral Kingdom and the French Republic »

  • David Adams, « The Système Figuré des Conaissances Humaines and the Structure of Knowledge in the Encyclopédie »

  • Judith Hawley, « ‘Encircling the Arts and Sciences’ : British Encyclopaedism after the French Revolution »


NOTES

[1] J. C. D. Clark, English Society 1660-1832: Religion, Ideology and Politics during the Ancien Regime (Cambridge: Cambridge University Press, 2000).

[2] Martine Groult, L’Encyclopédie ou la création des disciplines (Paris: Les Editions du CNRS, 2003).

[3] Jacques Guilhaumou, Discours et événement. L’histoire langagière des concepts (Besançon: Presses Universitaires de Franche Comté, 2006).

[4] Lawrence Stone, The Family, Sex, and Marriage in England, 1500-1800 (New York: Harper & Row, 1977).


Jacques Guilhaumou
CNRS, ENS/LSH Lyon
j.guilhaumou@free.fr


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H-France Review Vol. 7 (July 2007), No. 90

ISSN 1553-9172


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