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H-France Review  

H-France Forum Volume 2, Issue 2 (Spring 2007), No. 5

Jean-Clément Martin, Violence et Révolution: Essai sur la naissance d’un mythe national. Paris: Éditions du Seuil, 2006. 339 pp. Bibliography and index. 23.00 Euros (pb). ISBN 2-02-043842-9.

Response Essay by Jean-Clément Martin, University Paris I-Panthéon-Sorbonne, Directeur de l'Institut d'histoire de la Révolution française, to the Review Essays of his book by Lynn Hunt, David Andress, Sophie Wahnich, and D.M.G. Sutherland.


Participer à une pareille table ronde est un honneur, je commencerai par remercier les organisateurs de la revue et les collègues qui ont consacré du temps à la lecture et à la critique de mon ouvrage, Violence et Révolution, Essai sur la naissance d’un mythe national et de me donner l’occasion de revenir sur mes propos. Je n’ai pas l’intention de répondre point à point aux critiques et remarques, mais selon de grands thèmes, à propos de la forme donnée au livre, des orientations fondamentales, de la question de la « terreur » et de la « violence », des émotions et enfin du « bricolage » des références. L’unité se trouvera, du moins je l’espère, dans l’explicitation d’une méthode d’exposition.

D’emblée il faut faire un sort à la présentation matérielle et à l’organisation scientifique du livre. J’ai accepté de proposer un volume restreint, en évitant les notes en bas de page, renvoyant la totalité de la bibliographie sur le site internet de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, de l’Université Paris 1. J’ai accepté cette demande de l’éditeur, en sachant bien que le choix serait, logiquement et légitimement, contesté par les spécialistes de la question, mais en espérant cependant que cet allégement de la lecture permettrait peut-être de toucher un autre public, rebuté par l’énumération des notes. Il ne s’agit pas là d’un point purement technique. Pour avoir adopté le point de vue inverse dans l’ouvrage consacré à la Contre-Révolution en 1998 toujours au Seuil, j’avais provoqué des réactions négatives devant une bibliographie où les titres en anglais notamment étaient nombreux et de fait difficilement accessibles pour beaucoup de lecteurs. On pourra contester mon choix, j’avoue ne pas savoir exactement ce qu’il faut faire, alors que la circulation de l’information historique en France privilégie toujours les livres publiés en français, et surtout ceux qui sont écrits par des Français. Il s’agit d’un constat sur lequel je ne donne aucun avis. Sauf à invoquer La Fontaine, estimant qu’il est difficile de contenter « tout le monde et son père »?

Par ailleurs j’ai accepté également de m’inscrire dans un format limité, rendant impossibles des développements longs alors que je souhaitais entreprendre une histoire globale de la Révolution sur un thème hautement délicat, celui de la violence. La contradiction entre l’ambition et les possibilités offertes par cette publication a été acceptée, avec le risque de devoir recourir à des allusions, mal comprises. L’exemple cité de Réveillon illustre ce danger. Ce riche entrepreneur a réussi en peu de temps à obtenir une place exceptionnelle dans un domaine économique nouveau, les papiers peints, à obtenir une reconnaissance de l’opinion, en accueillant des expériences aéronautiques, à recevoir des récompenses royales, le tout en ayant une politique sociale. Il est victime d’une émeute populaire, fomentée par des groupes qui se recrutent hors de ses ouvriers, attestant à l’évidence qu’il est la cible de mécontents lui reprochant une rupture dans les traditions économiques et sociales, alors qu’il n’est certainement pas le représentant d’un patronat opposé à un prolétariat. Peut-être également est-il aussi l’instrument involontaire d’une manipulation politique effectuée par le duc d’Orléans. L’événement aurait mérité mieux qu’une phrase devenue sibylline.

Un troisième choix peut être contesté, celui du récit respectant la chronologie, je le défendrai davantage. Je ne crois pas en la valeur explicative automatique de ce type de récit en histoire. Ce qui était en jeu était de rendre compte de la façon par laquelle « la violence » avait été employée par les différents acteurs individuels et collectifs de la période révolutionnaire et de la façon par laquelle cette « violence » avait changé de sens et même de forme pendant ce laps de temps, donnant, finalement, une signification particulière à la période elle-même. Dans cette prise en considérations d’inter-actions entre dimensions différentes, le récit suit les enchaînements et les mutations sans cependant préjuger d’un sens, et évite de poser deux questions, celle qui consiste à opposer les continuités aux ruptures, celle qui distingue les violences traditionnelles, populaires, du « bas », et les violences politiques, des élites, du « haut » pour reprendre un livre récent de R. Dupuy. Je revendique donc de ne pas avoir suivi une démonstration thématique ou géographique, puisque par principe je récusais les catégories données pour garanties. En cela, il s’agissait d’une suite logique dans ma recherche: établir les conditions par lesquelles un objet historique s’est établi, a reçu une dénomination qui l’a structuré et qui a structuré autour de lui des réseaux, immédiatement dans l’action, à plus long terme dans la mémoire et l’historiographie. L’approche de la guerre de Vendée m’avait fait souligner l’importance, non reconnue il y a vingt ans, du décret du 19 mars 1793 véritable étincelle qui « crée » la « guerre de Vendée » en lui donnant d’emblée une épaisseur qu’aucun autre soulèvement concomitant ne reçoit, au point de faire de la « Vendée » le parangon de la Contre-Révolution. On connaît la suite et la transformation en mythe (c’est-à-dire en légende opératoire, vraie au sens où l’invention prend corps, entraînant des conséquences tangibles, durables et non réversibles) qui jette d’abord la Vendée, telle qu’elle a été « inventée », dans une guerre atroce et en fait une « région-mémoire » dont peu d’exemples existent ailleurs.

Sur de semblables bases, le livre consacré à Contre-Révolution, Révolution et Nation paru en 1998 a remis en cause les catégories supposées stables correspondant aux deux premières notions, Contre-Révolution et Révolution. La Contre-Révolution a été d’une part une création rapide consacrant une opposition radicale à la Révolution naissante, mais elle a été accaparée par un milieu étroit d’aristocrates authentiquement réactionnaires, qui s’en sont fait un label et le moyen de justifier leurs échecs politiques et idéologiques. D’autre part, le mot sert à déconsidérer, dans le feu des luttes intestines, tous les groupes révolutionnaires à un moment ou à un autre, jusqu’à Robespierre et les hébertistes. Cette double réalité, que les traditions historiographiques refusent de considérer tant à gauche qu’à droite, a provoqué un flottement dans l’usage du mot que les acteurs du moment ne contrôlèrent pas toujours exactement. Par la suite, les historiens ont renoncé ensuite à la prendre en compte. Chacun se contentant de proposer des panthéons et des enfers personnels et polémiques où des acteurs sont rangés pour servir des démonstrations idéologiques. Dans ces deux études de cas, la volonté de comprendre la naissance d’un mythe n’a pas eu pour corrélat la recherche de sa destruction. On ne lutte pas contre la mémoire d’une nation. La mémoire nationale s’est bâtie sur une opposition dont les deux antagonistes sont nécessaires à sa survie. Il est illusoire de prétendre changer les usages du passé quand ceux-ci sont consacrés par des générations d’habitudes et de convictions qui relèvent de l’identité collective et personnelle. Ce type de fonctionnement de l’histoire et de la mémoire n’est pas réservé à la Révolution, il est facile de trouver des exemples ailleurs, que ce soit à propos de la résistance et de la collaboration, ou de la colonisation.

Comme je ne lie pas la recherche historique à l’établissement de la morale publique, cette prise de position n’est pas une tactique, elle relèverait plutôt de l’ascèse. En ce qui concerne ce livre, je suis parti de trois constats : il n’existe pas de définition de « la violence » dans les sciences humaines, il n’existe pas plus de définition de « la terreur » dans l’historiographie de la Révolution française, il n’existe pas enfin d’explicitation claire de ce qu’a pu être la « spécificité » de la Révolution française. Entre le bris d’une tasse de thé dans un salon et un génocide, pour reprendre une formule célèbre et provocante d’un des rares livres consacré à « la violence », les actes sont violents parce qu’ils rompent une relation humaine et instaurent ou révèlent une tension explicitement affirmée, que ce soit par des mots ou par des gestes. La « terreur » est donnée comme un moment, un système de gouvernement, voire la caractéristique propre de la Révolution française, sans que l’on ait pu jamais savoir si elle commençait en septembre 1792, en juin 1794, voire en juillet 1789 ; la fin est encore plus improbable. Le 9 Thermidor est régulièrement proposé même si beaucoup d’historiens soulignent le maintien de pratiques répressives considérables par la suite.

L’historiographie est muette sur ce type de sujet. Le livre de Greer était, à juste titre, prudent pour souligner tout ce qu’il ne savait pas ! On pourrait en dire autant des livres cités de Lefebvre ou de Rudé, qui délimitent avec précaution des champs d’investigations et excluent précisément les cas inattendus. De ce point de vue le livre récent de J. Nicolas prend plus de risques acceptant des événements disparates pour tenter une synthèse à propos des « rébellions » françaises.[1] Dans cette perspective, la spécificité de la Révolution française est donnée pour sûre, si bien que la Révolution américaine est réputée sage. La comparaison mérite au moins d’être nuancée par la prise en considération du sort des populations noires et indiennes. Par ailleurs, il faut rappeler que les autres révolutions ont « fonctionné » selon des principes parfois proches, tout simplement mécaniquement serait-on tenté de dire après le livre d’A. Mayer consacré aux furies, voire selon des pratiques héritées des guerres de religion du XVIe siècle. Il ne s’agit pas de banalités dont on pourrait se débarrasser d’un tour de main. C’est précisément parce que l’historiographie n’a tranché aucun de ces points, qu’il convient de les examiner en situation sans a priori.

La question du 9 Thermidor mérite une attention particulière. Je regrette de ne pas avoir été suffisamment clair, mais les livres complémentaires de B. Baczko et de F. Brunel avaient apporté des lectures qui me semblaient décisives. Le premier pour montrer comment le mythe se crée et la combinaison politicienne prend forme. Le second expose magistralement comment la rupture politique de mars 1794 est cachée par Thermidor, et incite précisément à ne pas être aveuglé par l’élimination de Robespierre. Sans doute, aurais-je pu montrer de façon plus claire comment ce non-événement politique de Thermidor devient pourtant un événement, alors que la prise de pouvoir de mars-avril 1794 a créé une nouvelle ligne politique où la coïncidence se réalise enfin entre l’instance représentative nationale et la souveraineté populaire, annonçant la prise de pouvoir par l’échelon central. L’exigence de ce travail de relecture est, à mes yeux, d’autant plus urgente que l’historiographie a été rénovée par de nombreux ouvrages fondamentaux qui ont consacré des schémas interprétatifs, mais déconsidéré l’érudition factuelle. Il ne s’agit pas de remettre en cause par esprit de contradiction les apports d’A. Arendt, M. Foucault, ou de F. Furet, par exemple, qui ont le mérite d’obliger à reconsidérer ce qui semblait connu, mais de vérifier, pièces en main, des intuitions et des généralisations, en rappelant que l’histoire se fait d’abord avec des documents primaires irrécusables. Redisons-le fermement, l’absence dans les sources archivistiques de la mention de terreur pour qualifier les décisions prises par les Conventionnels en septembre 1793 comme en juin 1794 ne peut pas passer pour une curiosité anodine. Alors que les membres de la Convention sont pratiquement unanimes à refuser « la terreur » qu’ils assimilent aux pratiques de l’Ancien Régime, pourquoi refuse-t-on de croire en leur parole sur ce point alors que régulièrement toutes les écoles historiques s’appuient sur les moindres citations lorsqu’il s’agit d’autre chose? (On le voit avec la querelle provoquée autour du « génocide vendéen » liée à une utilisation délibérée de citations tronquées ajoutées les unes aux autres.) Dans le même temps, il est tout aussi vrai que des organismes locaux et des groupes militants ont réclamé que la « terreur » soit employée contre les ennemis de la Révolution. L’enregistrement de cette double réalité ne me semble ni une contradiction, ni une impasse. Elle témoigne au contraire exemplairement de ce qu’a été la Révolution au moins jusqu’en 1794, une rivalité permanente entre des groupes et des courants rivaux, fondés les uns et les autres à se réclamer d’une légitimité politique, avant que les hommes détenteurs de l’autorité de l’État n’arrivent à imposer leurs vues et à contrôler la violence légale.

Il va donc sans dire que je conteste deux points de vue opposés et d’inégale importance. L’un serait que « la violence » n’aurait été qu’un éclairage permettant de brosser le portrait d’une époque en suivant les événements. C’est l’inverse qui est vrai. La période réfléchit sur la « violence » depuis les réformes engagées dans la procédure judiciaire et pénitentiaire. La Révolution s’inscrit dans cette réflexion collective, en lui donnant une signification nouvelle: comment réprimer des oppositions à un projet adopté par la volonté commune, mais sans réussir à s’abstraire des habitudes de violences qui structuraient la société française. Il ne s’agit donc pas d’éclairer une période supposée connue, la Révolution en l’occurrence, par la lampe «violence », mais bien de comprendre comment « la violence » a été modifiée dans ses modalités et dans ses perceptions dans le cours de la période révolutionnaire, qui n’a pas d’unité face à ce sujet.

Le deuxième point de vue est plus essentiel, il s’agit de l’articulation entre violence et terreur. Cette dernière, considérée comme la volonté de « terroriser » des ennemis, a existé dans un certain nombre de cas, dans la suite même de la violence d’État de l’Ancien Régime. Elle n’a pas existé en tant que « système » politique reconnu. Elle n’a eu paradoxalement de consistance que lorsque des conventionnels ont inventé ce « système de la terreur » pour justifier la chute de Robespierre et jeter le trouble sur ce qui venait de se passer. Ils y ont réussi. Les sans-culottes, déçus depuis le printemps 1794, ont disjoint la constitution de l’an III de la personne de Robespierre, ont continué leur marginalisation et ont été éliminés en 1795. Les jacobins dans tout le pays ont été pris de court et n’ont pas survécu à cette manœuvre. Les contre-révolutionnaires modérés ont entamé un rapprochement qui a fini par constituer un régime conservateur du centre. Si les violences qui ont suivi cette date n’ont pas eu grand chose à envier en importance à celles qui avaient précédé, elles n’ont plus été l’objet de débats politiques, mais ont été imposées et encadrées par les hommes au pouvoir. Je serais proche d’H. Brown sur la dissolution du lien entre violence et politique, à ceci près que la violence devient un usage de la machine de l’État hors du cadre de pensée du politique débattu publiquement. De ce point de vue, l’horizon de ce livre, comme celui de 1998, est bien celui de la formation nationale, en amalgamant des positions opposées ici autour de la violence, comme dans le précédent autour de l’antagonisme Révolution/Contre-Révolution.

Réfléchir sur la « terreur » sans inscrire cette notion dans le contexte de violence, c’est emboîter le pas, sans forcément le reconnaître, à tous ceux qui de Tallien à Louis XVIII en passant par Bonaparte, ont trouvé pratique de dénoncer en bloc la Révolution des années 1789-1794, pour légitimer leur prise de pouvoir. C’est se priver d’emblée de la possibilité de séparer les acquis essentiels de la période révolutionnaire, le débat politique public, l’instauration des droits de l’homme, la réflexion sur la justice, de ce qui n’a été qu’un résultat des luttes et des malentendus issus d’un climat culturel antérieur. C’est également ne pas donner aux acteurs la reconnaissance de leurs responsabilités.

Envisager l’histoire de la Révolution dans le prisme de la violence depuis les habitudes complexes de l’Ancien Régime, c’est au contraire redonner de la valeur à l’enthousiasme régénérateur de la Révolution et du poids aux événements et aux acteurs.

Avec le point de vue sur la « violence » adopté ici, je ne présuppose pas de la signification d’un acte par le sens que lui donnent des acteurs ou des spectateurs. La distinction entre esclave et tyran pour ne prendre qu’elle, est à mes yeux polémique et idéologique, pas scientifique. On se perdrait en conjoncture sur la délimitation de l’un et de l’autre, surtout si l’on veut introduire dans la réflexion les questionnements posés par les cultural studies. La sacralisation de la violence pose un problème redoutable dont je suis prêt à dire que l’historien n’est pas habilité à traiter sauf à prendre partie dans une lecture téléologique, voire théologique, du passé que je ne considère pas alors comme une opération historique. Exercer une violence sur quiconque, de quelque nature que soit cette violence, et pour quelque raison que ce soit, est un acte que les historiens ont seulement à enregistrer. L’exemple de la résistance non-violente, illustrée évidemment par Gandhi, ou par des anti-nazis étudiés par J. Semelin, rappelle que la relation entre violence et histoire ne devrait pas être lue seulement selon un axe consacrant la violence comme accoucheuse de l’histoire.[2]

Cette position explique que toutes les violences – au sens d’actes ressentis comme tels par l’acteur ou par la victime – sont évoquées dans ce livre sans hiérarchies, sans tabous idéologiques, mais seulement pour ce que ces actes disent des relations sociales, et de leur place dans les luttes politiques. C’est ce que j’ai appellé le « spectre mental ». Le mot ne s’oppose pas à une dimension économique, mais renvoie au spectre de la lumière entendu comme éventail des possibilités de pensée. Il convient de ne pas s’enraciner dans une seule culture possible, celle du politique, mais dans le cadre général des cultural studies, celui de E.P. Thompson précisément, qui faisait déboucher les actions collectives dans des univers complexes où pulsions et politique se mêlent. Est-il possible de séparer les unes de l’autre? sans doute pas – et ceci n’est pas un jugement de valeur. Mais si je prétends pouvoir employer des outils venus de toutes les disciplines des sciences humaines, je ne pense pas pour autant pouvoir statuer dans tous les domaines dans lesquels j’ai ainsi maraudé, inspiré par les « thick descriptions » de C. Geertz et du « bricolage » de Lévi-Strauss.

Mais plus encore j’ai tenté de rendre compte du « bricolage » qui était commis au moment de la Révolution française par tous les acteurs. C’est la raison pour laquelle les « Lumières » ne sont pas convoquées en tant que mouvement organisé. Ceci pour plusieurs raisons. D’une part, elles ne sont pas encore structurées entre Lumières véritables, Contre- ou Anti-Lumières. Il faut rappeler que Mesmer est soutenu par Brissot, David, Bergasse, que Raynal est ridiculisé à la barre de l’Assemblée qui l’appelle le « prêtre Raynal ». Si nous continuons à respecter les cadres de pensée créés entre 1795 et 1830 et dont nous avons hérités, nous ne pourrons jamais comprendre des renversements et des alliances qui semblent contre-nature, et que nous continuerons à voir dans les Lumières les raisons d’un « dérapage » sanglant ou d’un totalitarisme inévitable. Souligner que les Lumières et la « régénération » sont partagées par tous les milieux et rejetées également par tous les milieux selon les moments et les contextes, c’est s’affranchir des équations simplistes qui affaiblissent singulièrement l’appréhension de la réalité et des faits, têtus. L’exemple peut être apporté par la complexité des positions de Kant face à la Révolution. L’enthousiasme qu’il théorise est mêlé au refus de la condamnation du roi, qui mêle justice et politique, et il est tempéré par les réflexions antérieures sur le « bois tordu » de l’humanité qui est posé en arrière-plan de toute sa philosophie. Il est facile de recenser chez Rousseau les multiples contradictions objectives qui existent dans son œuvre, et encore plus dans les échos qu’elle a obtenus, permettant que tous les camps aient pu à un moment où un autre se référer à Rousseau pour justifier leur point de vue et leurs interventions. Dans ce cadre là, la citation que je fais de Babeuf n’est pas retenue pour l’explication qu’il propose, mais pour la question qu’il pose: celle des pratiques de la monarchie qui ont constitué un terreau dans lequel les inventions révolutionnaires s’inscrivent.

Dans cette position de principe, les études du genre sont stimulantes. L’attention aux mots, la réflexion sur la « puissance d’agir » (agency), la sensibilité aux échanges entre des dimensions apparemment étrangères les unes aux autres, tout que l’on retrouve dans les livres de J. Butler explique qu’il y ait été fait allusion. Est-il nécessaire d’aller au-delà dans la discussion des références? Je n’ai pas la prétention de répondre à la question, même si j’ai essayé de ne pas mélanger les registres d’analyse. Dans cette optique que je revendiquerais comme pragmatique, j’avoue ne pas avoir suivi les réponses proposées par C. Schmidt ou G. Agamben, même si les questions posées autour de la relation ami/ennemi et autour de l’état d’exception rôdent sous mon texte.

Je voudrais insister sur ce point pour expliciter mon utilisation des références dont je revendique l’éclectisme. Les travaux d’E. Kantorovitch, d’A. Boureau et de L. Marin proposent des hypothèses importantes pour apprécier le rapport des Français au corps du roi qui peuvent être autant articulées qu’opposées. Cependant, face à ce qui se produit notamment lors des exhumations des rois à Saint-Denis, aucune de ces analyses ne permet de rendre compte des réactions constatées, puisque respect, attirance superstitieuse, ou volonté de revanche coexistent chez les spectateurs et acteurs de ce qui est quand même un sacrilège ; ce que le livre récent de J.-M. Le Gall expose.[3] La complexité des événements dépasse les approches théoriques: celles-ci donnent des cadres de pensée, mais ne rendent pas compte de la rencontre entre des ordres de pensée hétéroclites. Or l’histoire des moments de rupture, et la Révolution française en est un, est marquée par des rapprochements inattendus, qui sortent des cadres convenus et créent en eux-mêmes de nouveaux paradigmes.

C’est à cette recherche-là que ce livre est consacré, en utilisant, en définitive l’exemple de la Révolution française, et pour cela j’admets aisément ce que je dois à ce qui a été écrit à propos des événements récents de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda. Cette préoccupation de participer, en tant qu’historien, à la réflexion collective, explique que l’objectif ne soit pas d’établir le panorama de la diversité des violences mais de chercher à comprendre comment s’est effectué un changement radical dans lecture de la violence politique, outre l’objectif plus « corporatiste », de comprendre pourquoi la violence de la révolution est devenue une norme en tant que telle. Dans cette perspective, la période n’est pas considérée comme spécifique puisqu’il est postulé qu’elle a connu des mécanismes (non plus les faits originaux) que l’on peut retrouver ailleurs dans d’autres circonstances. C’est la raison pour laquelle j’ai fait ce détour une nouvelle fois par la notion de « guerre civile » pour insister sur les voies par lesquelles des dispositifs de rivalité et de concurrence sont repérables, quels que soient les contextes, dans des situations de ce type.

Pratiquement, cela a impliqué que je choisisse d’adopter un vocabulaire qui peut paraître flou. Que veut dire classes moyennes, élites, groupes populaires? certainement rien de précis et je ne prétends pas que ces mots désignent des individus ou des rassemblements cohérents et précis, mais il me semble en revanche que ces mots, utilisés dans une perspective heuristique, trouvent leur signification. Il existe à tous les moments de cette période des hommes qui sont en charge de l’autorité de l’État, qui sont donc « au pouvoir » sans que cela dise quoi que ce soit de leurs opinions ou de leurs soutiens. Dans cette position, ces hommes adoptent, quels qu’ils soient, des logiques de défense de l’ensemble de l’État (maintien de l’ (leur) ordre, appui sur les forces militaires ou armées, recherche d’équilibres entre les différentes forces, volonté de contrôler ou d’encadrer les violences spontanées ou militantes). Dans une démarche empruntant à Max Weber, les structures du pouvoir me semblent contraindre tous ceux qui sont investis dans ces charges. Les brissotins, puis les montagnards, même les hébertistes pour ceux qui jouent un rôle dans le ministère de la Guerre, se trouvent confrontés à ce genre de situations, qui les voient s’affronter à de plus radicaux, notamment les Enragés. De ce point de vue, je maintiens volontiers que je ne me situe pas dans l’explication par « l’anarchie » de P. Guéniffey (mot qui ne me semble pas convenir) ni dans la politique du trône vide de P. Viola, qui est judicieuse et éclairante, mais ne rend pas compte de la complexité des affrontements.

Je complique sans doute les références à des positions fonctionnelles en recourant au mot « hommes d’État » pour les opposer aux militants extrémistes de droite et de gauche qui tiennent leur partition. Le vocable « homme d’État » , inspiré du livre consacré au 10 août 1792 par M. Reinhard, désigne, de façon volontairement imprécise, ceux qui entendent maintenir le cap d’une politique « de gouvernement » comme je viens de l’envisager, contre les politiques plus hasardées de ceux qui veulent d’abord conquérir le pouvoir, qu’ils soient à gauche ou à droite, et qui utilisent les mécontentements. C’est pour cela que le mouvement populaire du 20 juin 1792 s’engouffre entre ces groupes, joue un rôle tout à fait original, mécontentant le roi et ses supporteurs évidemment, mais aussi les membres de l’Assemblée législative dépassés par la manifestation, et même les membres de la Commune qui ont suivi la base sectionnaire. Sans doute aurais-je dû expliciter plus clairement cette situation étudiée par S. Roessler mais cette complexité doit être prise en compte, parce que, selon les contextes, elle joue partout dans toutes les villes françaises selon des modalités particulières.[4] Les jeux politiques des marseillais notamment entre 1792 et 1795 sont remarquablement complexes, des individus se retrouvant, en ayant gardé leurs objectifs, catalogués alternativement à l’extrême gauche puis à l’extrême droite ! Cette volonté de prendre en compte ces subtilités légitime l’emploi de politique et de politicien, qui sont moins des catégories de jugements que des catégories utilitaires. A cet égard, ma proposition est de ne pas retenir l’expression « les révolutionnaires » pour qualifier un ensemble qui précisément n’a jamais eu d’unité. Toute ma démonstration repose sur les clivages entre groupes engagés, pour des raisons différentes et selon surtout des grilles de lecture diverses dans les luttes politiques. Les adversaires savent en revanche faire l’amalgame. Je pense n’avoir employé le nom global « les révolutionnaires » que pour désigner ce bloc que lorsqu’il est stigmatisé par leurs opposants.

Mes collègues et les lecteurs trouveront, sans doute à raison, qu’il aurait été préférable que tout ce que je viens d’exposer ait été présent plus tôt dans le livre. Je ne peux que répondre, sans coquetterie ni faux fuyant, que c’est précisément cette discussion qui m’a conduit à revenir sur les obscurités volontaires et involontaires de ma démarche. Pour conclure, provisoirement, en détournant une référence, je ne suis évidemment pas le seul ni le premier à faire l’histoire, sans savoir exactement l’histoire que je fais. Ce n’est pas une consolation, ni une excuse, seulement un aveu de modestie authentique.


NOTES

[1] J. Nicolas, La rébellion française (Paris: Seuil, 2002).

[2] J. Semelin, Sans armes face à Hitler (Paris: Payot, 2006).

[3] J.-M. Le Gall, Le mythe de Saint-Denis: entre Renaissance et Révolution (Paris: Champ Vallon, 2007).

[4] S. E. Roessler, Out of the Shadows, Women and Politics in the French Revolution, 1789-1795 (New York: Peter Lang, 1998).


Jean-Clément Martin
University Paris I-Panthéon-Sorbonne
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